Entretien avec Lara Seradj
Agrégée d’histoire et diplômée d’un master en histoire sociale contemporaine (Master d’histoire des sociétés contemporaines, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), Lara Seradj est depuis septembre 2023, doctorante au sein du CHS (Centre d’histoire sociale des mondes contemporains) sous la direction de Judith Rainhorn.
Son mémoire intitulé « L’hôpital face à la charité : les dons et legs à l’Assistance publique de Paris (1893-1953) » (lisible ici en open access) a obtenu le prix du Comité d’histoire de la Sécurité sociale (CHSS) en 2021.
Sur quoi portent vos recherches de thèse ?
Ma thèse, intitulée « Mères, femmes au travail, qui protège-t-on ? Une histoire sociale du congé de maternité en France (années 1880 - années 1970) » interroge le congé de maternité dans une perspective de « mixed economy of welfare », à entendre comme la collaboration des acteurs publics et privés dans la construction de la protection sociale (voir Sheila B. Kamerman, citée dans l’introduction du n° 15 de la Revue d’histoire de la protection sociale, 2022). Le sujet interroge donc l’élaboration progressive de la législation relative au « repos des femmes en couches », questionnée dès les années 1880 puis ébauchée à la veille de la Première Guerre mondiale. Outre les dispositifs légaux, les initiatives privées visant à accorder un repos rémunéré aux mères - comme les œuvres patronales ou les mutualités maternelles - sont pleinement intégrées à mon sujet.
Si la protection de la maternité en général a retenu l’attention des historiens et historiennes (notamment Anne Cova dans Maternité et droits des femmes en France, XIXe-XXe siècles, Paris, Anthropos, 1997), le congé de maternité, plus spécifiquement, n’a pas fait l’objet d’une étude historique en tant que tel.
Au-delà de la question de la protection sociale, ma thèse s'intéresse à la santé, le repos des mères travailleuses étant intimement lié à la progressive médicalisation de la maternité (voir Françoise Thébaud, Quand nos grand-mères donnaient la vie. La maternité en France dans l’entre-deux-guerres, Lyon, PUL, 1986). Tout d’abord, dès la fin du XIXe siècle, des médecins tels qu’Adolphe Pinard, Déborah Bernson ou Livcha Sarraute-Lourié se veulent les promoteurs et promotrices du repos des femmes avant et après leurs couches, dans l’intérêt de celles-ci mais aussi de leurs enfants. Si la loi Strauss du 17 juin 1913 conditionne l’octroi d’une indemnité compensatoire à la perte du salaire pendant le repos au respect par la mère des « soins d’hygiène nécessaires » pour elle et son enfant, la loi du 5 avril 1928 sur les assurances sociales contraint l’assurée à se soumettre aux « visites périodiques à domicile » et à fréquenter régulièrement les « consultations maternelles et […] de nourrissons ». Les lois relatives au congé de maternité sont donc des lois d’hygiène qui structurent et renforcent le suivi médical du corps des mères pendant et après leur grossesse. Les différentes institutions (asiles publics, œuvres charitables et patronales, mutualités maternelles …) participent, elles aussi, de cette médicalisation croissante de la maternité.
Comment en êtes-vous venue à ce sujet ? En quoi s’inscrit-il dans la continuité de vos recherches précédentes sur les dons et legs à l’Assistance publique de Paris ?
Dans le cadre de mon mémoire relatif aux libéralités faites à l’Assistance publique de Paris (1893-1953), j’ai interrogé la participation des acteurs privés aux secours publics de la capitale. La perspective adoptée alors était celle de l’histoire sociale, avec pour principales préoccupations les relations entre les différents acteurs (administration, bienfaiteurs et bénéficiaires) et les conséquences réelles des dispositifs sur les populations secourues. Si ma perspective n’est désormais plus locale mais nationale, j’ai toujours à cœur de poursuivre une démarche d’historienne du social, notamment au moyen d’études quantitatives, et de réfléchir au mieux aux effets concrets des différents dispositifs, sur les seules mères cette fois-ci.
Vous exploitez plusieurs fonds d’archives pour votre recherche. Pouvez-vous nous donner un exemple de ce que vous y trouvez ?
Mon sujet s’intègre pleinement à l’histoire du travail. Pour mener à bien cette étude, je dois donc donc observer différentes catégories de travailleuses, ces dernières ne bénéficiant pas des mêmes avantages au même moment en matière de congé de maternité. Je fais le choix de l’échantillonnage, avec notamment les ouvrières du secteur textile du Nord Pas-de-Calais (Archives nationales du monde du travail, Roubaix), les fonctionnaires des P.T.T. (Archives nationales, Pierrefitte-sur-Seine) ou encore les employées des grands magasins (Archives du Bon Marché, Paris).
Les Archives du Bon Marché permettent d’observer le fonctionnement concret d’une œuvre patronale. A sa mort en 1887, la veuve Marguerite Boucicaut - fondatrice de l’enseigne -, lègue sa fortune à l’Assistance publique de Paris à charge pour elle de fonder plusieurs maternités. Pour prolonger l’œuvre de la fondatrice, la direction du Bon Marché met en place l’ « Œuvre de l’Allaitement maternel en faveur des mères, employées ou ouvrières du Bon Marché » en avril 1917. L’œuvre patronale prévoit un repos prénatal de quatre semaines et un repos postnatal de dix mois, tous deux assortis d’allocations compensatoires. L’entreprise, en comparaison de la législation en vigueur, se montre particulièrement généreuse : la loi Strauss du 17 juin 1913 ne prévoit que quatre semaines de repos obligatoire après l’accouchement et octroie une allocation journalière bien plus faible que celle versée par le Bon Marché (au maximum 1,5 franc pour la loi Strauss contre 5 francs pour le Bon Marché). L’entreprise conditionne ses bienfaits à des visites à domicile dont les comptes-rendus sont conservés. Les informations relatives aux employées bénéficiaires de l’œuvre sont contenues dans des registres (1917-1929) que je vais étudier pour mieux comprendre la politique de l'entreprise et ses effets.
Ce fonds montre bien l’importance de certains acteurs privés. Utilisez-vous aussi des fonds d’institutions publiques ?
Bien sûr ! Le secteur public fonde ses propres œuvres avant l’élaboration de la protection légale des travailleuses en couches.
Dans un premier temps, le repos des femmes en couches relève de l’assistance ; il devient un dispositif assurantiel avec la promulgation des lois sur les assurances sociales en 1928 et 1930. Mais, déjà avant la mise en vigueur de la loi Strauss en 1913, les travailleuses en couches font l’objet d’une surveillance particulière de la part des institutions publiques d’assistance. Dans ce sens, l’asile Ledru-Rollin, situé à Fontenay-aux-Roses (département de la Seine) et inauguré en 1892, prévoit d’accueillir une cinquantaine de mères accompagnées de leurs nouveau-nés dès leur sortie de l’hôpital. L’asile, qui recueille des mères en situation de précarité pendant une quinzaine de jours en moyenne, se donne pour missions principales de « permettre à la femme nouvellement accouchée de reprendre des forces avant de se remettre au travail » et « d’encourager l’attachement maternel de la fille-mère qui serait tentée d’abandonner son enfant » comme l'indique une brochure datée de 1900. L’œuvre vise également à réintégrer les mères sans emploi au marché du travail en les plaçant à leur sortie de l’asile, en général comme nourrices ou domestiques. Les nourrices alors embauchées sont un vivier de main-d’œuvre pour les institutions publiques parisiennes, notamment les hôpitaux de la capitale : dans ce cas bien précis, la maternité n’apparaît plus comme un obstacle mais bien comme une condition de l’emploi …
Le fonds de l’asile Ledru-Rollin, consultable aux Archives de Paris, est riche de nombreuses sources sérielles, propices aux études quantitatives. Ainsi, on peut relever les registres d’observations médicales tenus par les médecins successifs de l’asile entre 1895 et 1914. Ces registres nous renseignent sur l’état de santé tant de la mère (observations obstétricales) que de l’enfant (poids, vaccination, type d’allaitement ...). En croisant ces registres aux autres sources présentes dans le fonds, il serait possible d’élaborer une base de données relationnelle. Elle me permettrait d’appréhender au mieux la réalité de la surveillance médico-sociale des mères pensionnaires pendant leurs quelques jours de repos à l’asile.