Entretien autour du projet de recherche "Covid long. Processus de contestation et de stabilisation d’une pathologie émergente"
Ilana Löwy, historienne, directrice de recherche, Cermes 3 (CNRS/Inserm/EHESS/Université Paris Cité), Alfonsina Faya-Robles, sociologue de la santé, Institut d’Histoire et de Philosophie des Sciences et des techniques (Paris 1 Panthéon-Sorbonne, CNRS) et Alexandra Soulier, Chargée de recherche au CNRS en philosophie de la médecine, Institut d’Histoire et de Philosophie des Sciences et des techniques, travaillent ensemble sur le projet ANR LONGCOV, "Covid long. Processus de contestation et de stabilisation d’une pathologie émergente". Coordonné par Alexandra Soulier et rassemblant une douzaine de chercheur⸱ses de différentes disciplines, ce projet a commencé en janvier 2023 pour une durée de trois ans. Il a déjà donné lieu à des journées d'études fin 2023.
Les trois chercheuses ont accordé un entretien à la Chaire Santé-SHS pour parler de ce projet.
Vous êtes toutes trois engagées dans un projet de recherche collectif portant sur le Covid long. Quelles sont les questions, les hypothèses, les enjeux de ce projet ?
Ilana Löwy : Pour moi la question principale est celle de la genèse et du développement d’une entité nosologique nouvelle, en suivant Ludwik Fleck. L’un des obstacles à la stabilisation de cette entité nosologique est la « tyrannie de l’absence du diagnostic » - dans la mesure où, à ce jour, il n’existe pas de « signe objectif » du Covid long permettant de poser un diagnostic différentiel clair et que les médecins s’appuient avant tout sur des symptômes subjectifs rapportés par les malades – tels que la fatigue extrême, l’intolérance à l’effort, des problèmes cognitifs (« brain fog »), des troubles du sommeil ou des douleurs musculaires. L’absence de « signes objectifs de la maladie » rend difficile sa reconnaissance officielle par des institutions ainsi que par l’entourage et peut générer une « injustice épistémologique ».
Alfonsina Faya-Robles : En complément de ce qu’Ilana explique, il s’agit pour nous de comprendre les logiques de (dé)légitimation de cette nouvelle entité et cela dans divers mondes sociaux (scientifique, clinique, administratif et assurantiel, militant…). Les enjeux sont ceux des injustices épistémiques, mais aussi, des injustices en santé qui se traduisent dans des errances médicales et administratives pour les personnes atteintes de Covid long, qui s’ajoutent encore à des symptômes qui peuvent être très lourds, comme Ilana l’a signalé.
Alexandra Soulier : En plus des questions qu’ont présentées mes collègues, il faut peut-être ajouter que l’ambition de ce projet est de consolider la recherche sur le Covid long et sur le débat public qu’il suscite en faisant intervenir les sciences humaines, sociales et juridiques dans un champ jusqu’ici occupé par les compétences biomédicales. Dans un contexte où des symptômes invalidants mais non-expliqués par la médecine sont à la fois très fréquents mais aussi souvent mal pris en charge et conduisent dans certains cas, comme le Lyme chronique ou le Syndrome de fatigue chronique, à des antagonismes profonds et à des rapports d’hostilité entre certaines associations de malades et certains experts, nous souhaitons travailler en étroite collaboration avec les parties prenantes pour rendre compte des dynamiques sociales qui sous-tendent une situation potentiellement conflictuelle et par là contribuer à prévenir des blocages éventuels afin d’améliorer la situation des malades. Enfin, nous sommes en contact avec des collègues au Brésil, en Angleterre et en Suisse pour comparer les débats autour du Covid long dans différents contextes nationaux.
Comment en êtes-vous venues, à partir de vos parcours de recherche respectifs, à travailler sur le Covid long ?
A.F-R. : Je m’intéresse aux expériences de santé des personnes en situation de vulnérabilité sociale et aux dispositifs socio-sanitaires construits à leur égard. J’essaie de saisir ces expériences à partir de plusieurs dimensions (symbolique, corporelle, spatiale, mais aussi temporelle – en termes de trajectoires) et dans l'intersection des rapports de domination (de genre, de classe, ethnique, d'âge). C’est ce prisme qui guide, depuis 2020, mes travaux sur le Covid-19 et ses effets en termes d’inégalités sociales de santé, que j’ai cherché à étudier à travers plusieurs recherches auprès des personnes en situation de vulnérabilité sociale, comme des migrant⸱es vivant en squat ou des habitant⸱es d’un quartier populaire. Concernant le Covid long, il s’agit pour moi de la suite de ces travaux, en m’intéressant aux trajectoires des patient⸱es et aux reconfigurations des inégalités dès lors que le Covid-19 acquiert une forme prolongée.
I.L. : J’ai étudié auparavant le Covid-19, et j’ai été intriguée par le fait que si les formes sévères de Covid ont été plus fréquentes chez des hommes, le Covid long semble être une condition bien plus fréquente chez les femmes. Or depuis longtemps, j’étudie les intersections entre la biomédecine et le genre. En outre, en tant qu’historienne, les débats sur le Covid long ont évoqué la longue histoire des « maladies fonctionnelles » souvent féminisées, telle la fibromyalgie.
A.S. : En tant que philosophe des sciences et de la médecine, je m’intéresse aux épistémologies sociales, c’est-à-dire à la façon dont les savoirs sont élaborés par des groupes sociaux, stabilisés ou encore combattus à la faveur d’alliance entre différents groupes qui y ont intérêt. Les débats autour du Covid long fournissent un cadre très stimulant pour étudier les processus de controverses et de stabilisation autour d’une nosologie émergente. En examinant, en temps réel, la façon dont le Covid long est défini, reconnu ou nié par différents acteurs, l’on peut ainsi étudier ce qui, aujourd’hui, constitue une preuve légitime de l’existence d’une maladie et mieux comprendre en quoi la science médicale est traversée par des dynamiques sociales.
Votre recherche collective repose sur l’interdisciplinarité, vous-mêmes venez de disciplines différentes. Comment se passe concrètement cette collaboration, comment travaillez-vous ensemble, quels outils et pratiques avez-vous mis en place pour le travail collectif ?
IL : Nous avons déjà eu deux journées de travail « en présentiel » dédies au Covid long, et plusieurs réunions par zoom, et nous comptons avoir des échanges réguliers de matériel de collecte, ainsi que des réunions de travail périodiques.
AFR : Toutes les trois, mais aussi la plupart des chercheur⸱ses en sciences sociales investi⸱es dans le projet, avons l’habitude de travailler de façon interdisciplinaire. La recherche en santé favorise d’ailleurs ce type de travail. Et concrètement, comme le dit Ilana, nous avons des workshops et notamment des réunions régulières où les échanges sont non seulement pratico-pratiques (sur l’organisation, le planning, etc,) mais aussi très scientifiques. Nous y discutons de la bibliographie, des cadres d’interprétation des données, etc. Ceci favorise la construction d’un regard et d’une approche partagée malgré nos disciplines et intérêts particuliers.
A.S. : J’ajoute que la structure du projet autour d’axes interdisciplinaires renforce la nécessité de regards croisés et de dialogues. Dans ce projet, il ne s’agit pas d’examiner le Covid long à partir de questionnements disciplinaires mais d’étudier comment les débats autour du Covid long prennent forme dans différents mondes sociaux (recherche ; clinique ; organismes d’assurance ; associations) en croisant nos questionnements. Concrètement, oui, cela requiert donc des réunions régulières et la circulation de documents d’enquête.
Une autre originalité du projet est la collaboration avec des patientes et patients « co-chercheurs » ainsi que des « témoins ». Quelles sont les modalités de cette collaboration et que peut-elle apporter à la recherche ?
A.F-R. : Cette participation est fondamentale pour comprendre de « l’intérieur » les expériences des personnes concernées ainsi que pour bénéficier de leur regard critique durant tout le processus de la recherche, depuis le début et la construction des protocoles jusqu’aux analyses de nos données.
I.L. : Nous apportons à cette recherche des points de vue disciplinaires différents : des philosophes, sociologues, historiens, juristes, ce qui, à notre avis, est une condition très importante pour saisir un objet complexe et en pleine mutation. Nous pensons aussi que la collaboration des patients est cruciale, puisque justement il s’agit de comprendre en quoi le fait de souffrir d’une condition pathologique aux contours imprécis induit une trajectoire difficile à prédire, qui, en l’absence de traitement spécifique, affecte la vie des patients, leurs interactions avec les soignants, leur vie professionnelle, leurs relations avec leur entourage.
A.S. : Il faut, comme vous le faîtes, distinguer la participation de co-chercheurs tout au long du projet et l’organisation d’un travail d’histoire orale avec des « témoins ». Nous organiserons en effet, au cours du projet, trois séminaires de témoins (witness seminars), selon une méthode mise au point par le Pr. Tilli Tansey, historienne de la médecine à la Queen Mary University of London. Il s’agit de réunir des témoins-clé – des patients, des activistes, des professionnels de la santé, des chercheurs, des journalistes – qui ont participé de façon privilégiée à la reconnaissance de la maladie et à sa définition, et de faire appel à leur mémoire pour établir une chronologie aussi juste que possible de l’émergence du Covid long. Indépendamment de ce travail spécifique et, comme l’ont évoqué Ilana et Alfonsina, nous travaillons au sein de ce projet avec des patients qui sont des co-chercheurs et qui ont été recrutés, au titre de leur expérience personnelle de la maladie et dans certains cas de leur expérience militante, pour participer à la recherche. Ces patients ont une expertise propre de la maladie et de sa prise en charge (ou de l’absence de prise en charge) qui en font des chercheurs à part entière au sein du projet.
Qu’est-ce qui vous a surprises depuis le début du projet ?
I.L. : La capacité de certains professionnels d’adhérer à des perceptions parfaitement contradictoires de Covid long et de proposer dans le même temps des explications purement biologiques et des théories psychologiques et sociales. Je trouve aussi intéressante l’énorme hétérogénéité des publications scientifiques sur cette condition.
A.F-R. : En lien avec ce que disait Ilana en début d’entretien : la féminisation de cette maladie alors que le Covid aigu se traduisait dans des formes sévères plutôt chez les hommes, ce qui pose plein de questions sur les possibles logiques genrées (mais aussi de classe sociale et de « race ») opérant dans les diagnostics et ayant des conséquences sur les trajectoires des personnes.
A.S. : Nous n’en sommes qu’au début du projet mais je suis déjà alarmée par le désarroi des patient⸱es et impressionnée par l’extrême sensibilité du sujet. Je m’attendais évidemment à travailler sur un objet controversé mais, plus que tous mes autres objets de recherche, cette recherche requiert beaucoup de précaution en termes de communication.