Entretien avec Pascale Weber
Entretien avec Pascale Weber, professeur en Art et pratiques performatives à l’Ecole des arts de La Sorbonne
Pascale Weber est Professeur en Art et pratiques performatives à l’Ecole des arts de La Sorbonne et chercheuse à l’Institut ACTE, elle co-dirige également depuis six ans un séminaire sur les nouvelles formes de performance à l’EHESS avec Georges Vigarello, historien du corps, et Sylvie Roques, en études théâtrales. Artiste, notamment au sein du duo Hantu (weber+delsaux) elle réalise des performances qui interrogent la place et les représentations du corps dans le Vivant, dans nos sociétés contemporaines et multiculturelles. Elle a été chercheure-artiste invitée dans de nombreux pays : Brésil, Grèce, Japon, Indonésie, Maroc, Grande-Bretagne, Canada, Taïwan, … Elle est auteure d’essais et d’articles sur le corps, notamment L’attachement chez Al Dante.
Sur quoi portent vos recherches actuelles ? Comment les faites-vous dialoguer avec votre pratique artistique ?
Je travaille actuellement sur les liens entre l’érotisme et l’écologie. Je co-organise d’ailleurs un colloque à Athènes en mai 2024 sur le thème Art-Écologie-Érotisme (Université Pari 1-Panthéon-Sorbonne/Université Technique d’Athènes/Ecole Royale des Arts/ Société Hellénique d’Esthétique). Depuis près de trois millénaires la sensibilité et la sexualité des plantes sont discutées et les controverses seront nombreuses après Aristote. S’agit-il d’êtres chastes et pudiques, modèle privilégié d’une théologie qui refuse de rabaisser l’humain au rang de l’animal soumis à ses pulsions, s’agit-il d’êtres sensuels exposant au grand jour ce qu’une société considère comme amoral ?… Le végétal est rarement observé pour ce qu’il est, mais davantage pour ce qu’on projette sur lui. Ainsi, étudier la représentation du végétal révèle certains des usages biopolitiques du corps – Foucault s’est d’ailleurs intéressé au jardin. Mais il s’agit également de considérer l’enjeu écologique d’une mise à plat et d’une réécriture de notre expérience du vivant non-humain, qui remet en cause la hiérarchie culture/nature et l’opposition naturel/contre-nature dénoncée en particulier par l’écologie queer.
Workshop sur la relation humain-plante - prendre soin de soi en prenant soin des plantes et réciproquement. Travail avec les plantes traditionnelles locales (ici l’armoise), ESADTPM, Toulon, 2021
La création propose à la fois une méthodologie (empirique, intuitive et ouverte sur les autres disciplines, pratiques ou cultures) et une symbolisation de nos ressentis. Les performances par exemple révèlent, en les amplifiant, nos émotions, nos peurs et nos angoisses. La création permet également d’affirmer la subjectivité de toute expérience de perception tout en en faisant une aventure partageable : les dispositifs performatifs individuels ou collectifs que je crée mettent en situations des corps en relation, en interaction, en les confrontant à leur altérité et en rappelant ce qui les relie à l’ensemble du vivant.
Comment en êtes-vous venue à vous intéresser aux questions de santé, d’environnement et de corps dans votre parcours artistique et de recherche ? Comment articulez-vous santé et environnement ?
J’ai obtenu en 2017 la Chaire d’Etudes de la France Contemporaine au Canada et j’ai pu alors organiser avec le CÉRIUM un séjour au Nunavik. J’ai découvert que chez les Inuit une corrélation avait été établie entre le niveau très élevé de diabète de la population, le plus haut pourcentage de suicide chez les jeunes et un phénomène d’acculturation qui s’est récemment (lors de la seconde moitié du XXe siècle) accéléré, avec la destruction des pratiques de chasse et de pêche traditionnelles fondées sur le lien au territoire et la structuration de la vie collective(1). Tout cela est aujourd’hui étudié dans le cadre de ce qu’on nomme « One Health ».
Par ailleurs je me suis longtemps intéressé aux pratiques somatiques (Feldenkrais, BMC…) qui me permettaient de penser le corps en performance comme un corps en situation d’expérience et non plus seulement en représentation (sur la scène d’un spectacle). J’ai très vite proposé des dispositifs en extérieur pour explorer l’interaction du corps avec l’environnement (« naturel », « sauvage », urbain, extrême…). L’art m’est apparu comme le moyen d’aider les personnes à se représenter elles-mêmes dans un monde qu’elles ne parviennent plus à comprendre, ce qui provoque de l’éco-anxiété, et comme un moyen de prendre soin de soi, de l’autre, humain, animal ou végétal (care).
Série de performances relationnelles réalisées avec ma collègue et artiste Tania Alice, à Paris et à Rio. Un livre bilingue réalisé avec le support de l’Université Paris 1 et UNIRIO recense des témoignages recueillis dans l’espace public (« Presença intima - Présence intime ») est actuellement sous presse.)
Enfin je me suis tournée vers l’érotisme car je trouve très dommageable que l’on ne pose la question de l’écologie qu’en terme de morale et de risque, d’impact environnemental culpabilisant et de renoncement. L’érotisme permet d’envisager le changement de façon dynamique, englobante, joyeuse, diversifiée et vivante.
Comment intégrez-vous les problématiques de santé, d’environnement et de corps aux enseignements que vous dispensez à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne ?
J’enseigne la performance en licence et nous abordons les questions de l’identité collective et individuelle, de l'émancipation, du self, du care, du bien-être. J’ai un séminaire de Master sur Art, érotisme et écologie, qui me permet d'historiciser nos représentations corporelles, identitaires et nos conceptions du vivant, de la mort, de la maladie, de la nature et de la contre-nature, du plaisir et de la douleur, qui cherche aussi à dépasser une vision exclusivement européo-centrée. Ce séminaire suit à la fois une trame historique (des présocratiques à nos jours) et thématique avec des présentations d’œuvres d’artistes contemporains qui cherchent à ouvrir notre conception du corps et de l’expérience sensible.
J’organise enfin de nombreux workshops avec les étudiants de Master et les doctorants, mais aussi des personnes extérieures au monde académique. Ce sont des temps d’expériences collectives et de mises à l’épreuve ou de questionnement du corps.
« Porter-(se) porter » - Workshop performatif de deux jours (nuit comprise) durant lesquels on explore ce que signifie porter, se porter, Galerie Jour et Nuit, Paris 19 et 20 novembre 2022.
« Tisser-Métisser » - Workshop performatif/Performance participative réalisée au bois de Vincennes le 19 mars 2023. Tisser du lien en tissant entre elles des plantes et des végétaux ramassés au sol. Attacher ensemble, saisir le lien qui nous relie, la fragilité du lien et le cycle de la vie. Basculer le sol à la verticale et voir ce qui nous porte, ce que l’on foule sans prêter attention.
Dans quelle manière pensez-vous que votre travail peut contribuer à la réflexion sur les grands enjeux sanitaires et environnementaux contemporains ?
Mon travail en création-recherche consiste à proposer des situations qui permettent au corps d’interagir avec son environnement ou bien à représenter plastiquement les manifestations de cette interaction. Ces manifestations peuvent être réelles — ressenties (bien-être, stress…), rendues visibles (la forme du nuage de l’air que j’expire par exemple)— symboliques (communication avec des entités imaginaires par exemple). Il me semble difficile d’initier dans notre société et dans le contexte écologique actuel des changements de comportement, pourtant nécessaires et urgents, si les personnes ne parviennent pas d’abord à se représenter elles-mêmes et notre environnement en mutation. Dans un monde étranger, tout ce qui se manifeste peut devenir source d’anxiété, il devient difficile de prendre des initiatives, d’être inventif (c’est-à-dire de s’ouvrir à d’autres possibles) et de changer ses habitudes de comportements individuels et collectifs. L’art permet cela en proposant des fictions et des mises en situations expérimentales, sans nier l’angoisse, sans jugement moral et en rappelant que nous avons des ressources internes de transformation.
Performance Arboretum-performance pour humains et plantes, Théâtre de la Resserre, CIUP, Paris, 25/10/18, (c) Hantu
De façon concrète mon travail peut prendre la forme d’enquête de terrain et de performances relationnelles, de films docu-fictionnels, de photographies, d’installations, de performances publiques (en nature ou sur des scènes de théâtre), de workshops participatifs. Chaque fois il s’agit de penser un dispositif d’expérimentation somatique individuel et d’échange collectif, c’est-à-dire permettre la rencontre et l’ouverture des imaginaires.
Comment votre travail peut-il, selon vous, dialoguer avec les autres disciplines universitaires ?
Je travaille sans séparer ce qui relève de mon existence triviale, mes préoccupations personnelles, mes intérêts académiques et mes rencontres artistiques ou universitaires. L’artiste est généralement en décalage avec le spécialiste disciplinaire formé par l’université. Ou bien s’il faut lui trouver une spécialité, ce serait précisément le décalage ; le décalage comme déplacement des repères pour permettre une forme d’incorporation du savoir et pour faire sien ce que l’on saisit des préoccupations des autres.
C’est le travail de l’imagination, de l’anticipation, de la transposition, de la symbolisation. Cela n’a rien à voir avec la vulgarisation ou l’illustration mais avec l’ouverture de divers systèmes d’impressions sensibles. J’ai travaillé avec des chercheurs en anthropologie du droit, en histoire du droit, en histoire du corps, en psychologie sociale, en psychologie cognitive, en sciences cognitive, en esthétique, en philosophie, en littérature, en histoire de l’art, en physique quantique etc (2)… La transversalité est un exercice commun qui permet à chacun de nourrir et de renouveler ses questionnements, ses méthodologies et son imaginaire. Parce que le travail de l’art ne prétend ni à une vérité objective, ni à un principe de scientificité, il permet également une certaine liberté, que l’on apparente généralement à la licence poétique. Cela aussi participe de la dynamique du dialogue entre le travail de l’art et celui des autres disciplines.
(1)Pascale Weber, Le mythe de l’Abondance, CQFD/CERIUM, distr. Presses du Réel, 2018.
(2) Par exemple : Pascale Weber, Mémoires et Identités (rencontres et discussions entre Pascale Weber et Alain Berthoz, Daniel Lance, Alain Milon, Pascale Piolino, Bo Sanitioso, regards croisés entre l'art contemporain, les sciences cognitives, les sciences de la communication, la psychologie sociale, la philosophie et la littérature), L’Harmattan, 2012.
Autres exemples de publications :
”Living is a performance (and vice versa)”/”Vivre est une performance (et réciproquement)”, in Art as experience of the living body - an east/west dialogue/ L’art comme experience du corps vivant - un dialogue orient/occident, Christine Vial Kayser (dir.) Héritages UMR9022 (CNRS, CY, Ministère de la culture,) Chapter IV.3, p.293-320 et p. 695-722, 2023.
”L’arbre porteur” Christine Leroy & Chiara Palermo. Pesanteur et Portance. Une Éthique de la gravité, Hermann, pp.223-246, 2022
”Le corps comme création : ajustements sensibles entre Présence et Re- présentation” TK-21 la
revue, n°84-85, 2018.
"L’animalité, un état du corps "in Guy Freixe (dir), Le Corps, ses dimensions cachées, Deuxième époque, 2017.
"The experiencing body, for a combination of movements ", P. Weber & J. Delsaux (co-auteurs), in Aesthetics and Neurosciences, Scientific and Artistic Perspectives, Kapoula, Zoi, Vernet, Marine (Eds.), Springer, 1st ed. 2017.
"Les lieux de la mémoire et de l’émotion", in Figures de l’art #26 : Arts Immersifs - dispositifs et expériences, Presses universitaires de Pau et des Pays de l'Adour, 2014.